« La
France doit accorder son pavillon à l’“Aquarius” »
Plusieurs
personnalités appellent, dans une tribune au « Monde »,
l’Etat français à aider le navire des ONG SOS Méditerranée et
MSF à poursuivre son action au secours des migrants.
LE
MONDE | 28.09.2018 à 15h20
Tribune.
Depuis le 23 septembre, l’Aquarius a perdu son pavillon. Le
navire humanitaire affrété par les deux ONG Médecins sans
frontières (MSF) et SOS Méditerranée n’aura donc plus le droit
de circuler en mer. S’il n’obtient pas un autre pavillon, il ne
sera plus autorisé à remplir sa mission : sauver des hommes,
des femmes et des enfants qui se noient.
Rappelons
que l’obligation de prêter assistance aux personnes en situation
de détresse en mer n’est pas une œuvre de bienfaisance :
c’est une obligation légale définie par plusieurs traités
internationaux sur le droit de la mer, dont au moins quatre
conventions des Nations unies (ONU).
Pour
mémoire, la Convention de l’ONU de 1982 sur le droit de la mer, la
Convention internationale de 1974 pour la sauvegarde de la vie
humaine en mer, la Convention internationale de 1989 sur
l’assistance, celle de 1979 sur la recherche et le sauvetage
maritimes et les directives du Comité de la sécurité maritime
(MSC) de l’Organisation maritime internationale (IMO) de 2006.
Un
prétexte juridique fallacieux
Ces
conventions s’imposent donc à l’ensemble des pays européens et
des pays membres de l’ONU. En retirant son pavillon à l’Aquarius,
le Panama s’est rendu coupable de complicité de non-assistance à
personne en danger puisqu’il prive le navire du droit de remplir
une obligation supérieure consacrée par le droit des traités
internationaux.
Pourquoi
le Panama a-t-il retiré à l’Aquarius son pavillon ?
Parce
que l’Italie du ministre Matteo Salvini (Ligue, extrême droite)
s’est plainte de ce que « le navire a refusé de ramener les
migrants et réfugiés secourus à leur lieu d’origine ». Or,
le droit international ne prévoit pas une reconduite des personnes
secourues dans leur lieu d’origine mais bien au contraire un
débarquement dans un lieu protégé pour préserver les survivants.
Lire aussi
: « Nous ne pouvons accepter le désastre humanitaire
des migrations »
En effet,
prendre des personnes à bord dans le cadre d’une opération de
sauvetage ne consiste pas à savoir si, parmi les survivants, il y a
des personnes susceptibles d’obtenir une protection internationale
au titre du droit d’asile. Un bateau n’est pas un espace
approprié pour examiner une demande d’asile et un capitaine n’est
pas formé pour le faire. Cette obligation relève uniquement des
autorités étatiques.
Donc la
responsabilité unique de l’Aquarius, c’est le sauvetage en mer
et c’est le débarquement des survivants dans un « lieu
sûr », c’est-à-dire un endroit où la vie des survivants
n’est plus en danger, où tous leurs besoins fondamentaux seront
satisfaits : eau, alimentation, hébergement et assistance
médicale. L’Aquarius n’était donc nullement en situation
irrégulière : ce prétexte juridique est fallacieux. Il montre
que le débat n’est pas, hélas, de nature juridique mais
éminemment politique. Le droit est utilisé contre lui-même pour
justifier une décision politique inique : abandonner des
naufragés en mer.
Allons-nous
continuer à regarder ailleurs ?
La
décision du Panama n’est pas surprenante. Que peut-on attendre
d’un paradis fiscal qui abrite les circuits financiers mafieux les
plus occultes ? Le silence des pays européens, et de la France
en particulier, l’est nettement plus.
Aujourd’hui,
personne n’a proposé à l’Aquarius de lui octroyer un pavillon.
Or, ne pas lui donner un nouveau pavillon, c’est accepter de
laisser mourir sous nos yeux les naufragés ; c’est violer les
conventions internationales, c’est se rendre coupable du crime de
non-assistance à personne en danger. C’est trahir ce que nous
fûmes quand nos ancêtres se battaient pour les droits de
l’homme et pour la protection des plus fragiles.
Au moins
3 120 migrants sont morts en 2017 en tentant de passer
en Europe par l’une des trois principales routes de la
Méditerranée, et les passages les plus dangereux sont ceux qui
transitent par la Libye. Il est loin le temps où la France pleurait
devant l’image du corps sans vie du petit Aylan, bébé de trois
ans échoué sur les côtes méditerranéennes. Pourtant, c’était
il y a trois ans à peine.
Que
sommes-nous devenus ? Qui sommes-nous en train de devenir ?
Allons-nous continuer à regarder ailleurs ? Jusqu’à
quand pourrons-nous supporter l’inertie de ceux des gouvernements
européens qui se réfugient derrière la montée du nationalisme
pour justifier la plus indécente des couardises ?
Qui mieux
que la France peut aujourd’hui prendre l’initiative d’un
soutien aux opérations de sauvetage des naufragés ?
La France
vient de déclarer qu’elle prendrait sa part des cinquante-huit
réfugiés présents sur l’Aquarius qui a accosté à Malte. C’est
déjà ça, mais il faut aller plus loin.
Nous
devons être précurseurs et visionnaires
La France
doit donc accorder son pavillon à l’Aquarius. Elle doit d’autant
plus le faire qu’elle ne dispose pas d’une marine nationale, et
encore moins européenne, consacrée au sauvetage des naufragés
en mer. Octroyer son pavillon à l’Aquarius ne mettra aucune
obligation supplémentaire à la charge de la France et ne fera pas
d’elle la seule responsable de l’accueil des naufragés.
En
revanche, sur le terrain politique et pour l’avenir, cela la
positionnera à l’avant-garde du progressisme en Europe pour
impulser un accord de partage des migrants naufragés avec ses
principaux partenaires européens. Et à ceux qui craignent la
« submersion », rappelons les chiffres : depuis
2015, le nombre de réfugiés accueillis par sauvetage en mer en
Europe ne dépasse pas quelques milliers !
Il est
grand temps que le noyau dur des pays européens avec lesquels nous
partageons l’essentiel se constitue et se renforce. Si nous ne
sommes plus capables de trouver, avec nos partenaires, les moyens
d’accueillir les quelques milliers de réfugiés, alors nous ne
sommes même plus à la hauteur de notre histoire et de notre
identité européenne.
Nous
sommes historiquement la patrie des droits de l’homme, celle du
siècle des Lumières. Nous ne sommes pas seuls : l’Espagne,
le Portugal et l’Allemagne sont de notre côté. Dans l’obscurité
qui vient, nous devons être précurseurs et visionnaires, pour
défendre l’essentiel avant qu’il ne soit trop tard.
Les
signataires : Juliette Méadel, ancienne secrétaire d’Etat,
enseignante à Sciences Po ; François Héran, professeur au
Collège de France ; Philippe Aghion, professeur au Collège de
France ; Daniel Cohn-Bendit, ancien député européen ;
Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France ; Barbara
Pompili, députée LRM de la Somme ; Caroline Fourest,
journaliste, essayiste, réalisatrice ; Olivier Duhamel,
professeur émérite des universités à Sciences Po ; Romain
Goupil, cinéaste ; Alain Madelin, ancien ministre, économiste ;
Sébastien Nadot, député LRM de la Haute-Garonne ; Philippe
Lelièvre, metteur en scène et comédien ; Pierre-Michel
Menger, professeur au Collège de France ; Arnaud Poissonnier,
expert en financement participatif pour entreprise ; Yves Blein,
député LRM du Rhône ; Julien Sérignac, magistrat ; Hugo
Sada, spécialiste de l’Afrique ; Isabelle Lefort, professeure
à Sciences Po ; Florence Bonetti, conseil en stratégie et
communication.